lundi 7 avril 2008

MATHIEU LEHANNEUR scénariste du possible

Minority Report Steven Spielberg Dreamwork 2002

Chambre d’hypnose Mathieu Lehanneur mousse polyuréthane, écran LCD, film de l’hypnotiseur François Roustand 2005

DE L'OBJET AU VIVANT
En 1989, Albert Ducrocq publiait “L’objet vivant”, un livre de vulgarisation sur la cybernétique, cette science qui fut formalisée en 1947 par le mathématicien Norbert Wiener et sera ensuite désigné comme « la science des analogies maîtrisées entre organismes et machines ». 
Soixante ans plus tard, Mathieu Lehanneur propose ses Elements, des objets domestiques intelligents, “semblables à un épiderme”, qui interfacent notre corps avec son environnement, pour lui assurer un maximum de bien-être. L’analogie dépasse ici le statut simplement symbolique et architectonique qu’elle occupe dans l’art nouveau et la fascination qu’elle exerce dans l’architecture métaboliste et cybernétique, pour embrasser simultanément toutes ces dimensions dans un nouveau type d’objets.
Cysp 1, sculpture cybernétique autonome de Nicolas Schöffer, présentée sur le toit de la Cité Radieuse à Marseilles lors d'un Ballet de Maurice Béjart (1956).

Mathieu Lehanneur, n’accomplit évidemment pas seul ce syncrétisme, s’appuyant sur l’histoire courte certes mais déjà riche, de l’intelligence artificielle, des nano-technologies et de l’ingénierie du vivant. Son travail, n’en reste pas moins un canal privilégié pour prendre connaissance de ces découvertes, de leur éventuelles applications et de ce qu’elles engagent du devenir de la condition humaine.

DESIGN HUMAIN
De son propre aveu, son travail n’a pas d’enjeu social. Il semble se donner pour seule tâche d’accompagner une nouvelle étape de l’hominisation rendue possible par la technique. Il répond par des moyens actuels, à des besoins immémoriaux.

“Il n’y a pas selon moi de notion de « progrès social » dans mon travail. Les besoins et les necessités demeurent, seuls nos moyens et les outils pour y répondre évoluent réellement. ”
Archistorm, mars/avril 2007. entretien avec Lucia Pesapane


Ces moyens et ces outils le conduisent à proposer des objets communiquants, intelligents et interactifs comme nombre d’unités de recherche et développement actuelles. Rappellons pour mémoire que depuis 2002, les micro-contrôleurs, ces puces qui rendent nos véhicules, appareils électroménagers et autres machines-outils plus "intelligents", sont devenus plus nombreux que les êtres humains et que les objets relationnels comme les bots pets (iBot, nintendog) ont déjà leur place dans nos vies.
Bel Air est un assainisseur d’air équipé d’un filtre vivant, composées de plantes repérées dans les années 80 par la NASA pour leur propriétés filtrantes. L’air vicié, chargé des gaz toxiques dégagés par les objets de l’espace domestique (solvants, formaldéhyde,trichloréthylène...), est aspirés sous la cloche de pyrex et contraint à passer par les feuilles et à ressortir assaini par les racines.

La spécificité du travail de Mathieu Lehanneur consiste à replacer ces technologies dans des rituels, au plus proche du corps humain. Déjà, dans son travail de diplôme objets thérapeuthiques, il affirmait son intérêt pour le bien-être physiologique, avant tout impératif social. En tant que designer, sa tâche n’est pas d’être vecteur de progrès social et encore moins de participer à une esthétisation du cadre de vie, mais de réduire le stress psychique et physiologique, inhérent à la condition d’être vivant. En ce sens, il propose une nouvelle définition du comfort, compris comme homéostasie, ou régulation harmonieuse des échanges entre notre corps et son environnement. 
Avec ses "Health angels", il entend supprimer la frontière entre l’intérieur et l’extérieur du corps. Mais s’agit-il d’une corporéité élargie? Pas vraiment... car ses objets ne se mêlent pas à notre chair, mais l’enveloppent à distance respectable, nous proposant une nouvelle anthropologie apaisante et hospitalière, aux antipodes du cyborg du post-humain. 
L’Homme de Mathieu Lehanneur n’est pas “maître et possesseur de la nature”, il s’y inscrit et coopère avec elle, sans la “dénaturer”, c’est à dire sans la réduire à un simple opérateur technique ou principe actif. Ainsi son purificateur d’air Bel Air, exhibe t’il son principe actif dans son intégrité physique. La plante est là, bien visible sous sa cloche.
O. 2006. Verre, aluminium, micro-organismes, agitateur magnétique, diodes blanches, sonde oxymétrique, 47 x 42 cm.
O. est un générateur d’oxygène natif. Un micro-organisme photoréactif, la spirulina Platensis, est activé par une source lumineuse reliée à un oxygènomètre, lorsque le taux d’oxygène baisse significativement.



dB, 2006. ABS, mini haut-parleurs, moteur, chargeur, 19 cm de diamètre.
dB. est un système mobile agissant sur les nuisances sonores domestiques. Capable de repérer et de s’approcher de la source de bruit, il émet ensuite un bruit blanc, somme de toutes les fréquences audibles par l’oreille humaine portées à la même intensité, qui crée un bandeau sonore protecteur.


C. 2006. Elastomère, alliage à mémoire de forme, caméra thermique, chauffage par infrarouges, 25 x 66 cm.
C. est un radiateur intelligent capable de repérer les occupants d’une pièce et de chauffer des parties localisées du corps, plutôt que l’ensemble de la pièce.



K. 2006. Aluminium, fibres optiques gainées, cellules photoélectriques, diodes blanches à haute luminosité, détecteur de présence, 30 x 28 x 28 cm.
K. est un instrument de luminothérapie de choc. Capable, à l’aide de cellules photo-électriques de relever une trop faible luminosité, il émet à son approche une lumière intense de 10000 lux qui restaure notre sécrétion de mélatonine et nous garde ainsi en éveil.





Q. 2006. Inox avec enrobage PVC, système de diffision par pompes et buses, détecteur de présence
Q. diffuse un sérum fortifiant notre système immunitaire à son approche.




DES SIGNATURES
D’une manière générale, l’aspect des objets de Mathieu Lehanneur relève d’ailleurs d’une esthétique de l’ostentation, lointainement inspirée de la théorie des signatures, issue du 16° siècle, qu’il cite explicitement en référence pour Liquid Bone (l’ un de ses objets thérapeutiques, un batônnet effervescent évoquant un os, destiné au traitement de l’ostéoporose). Il cherche ainsi à rendre ses objets immédiatement identifiables, en produisant des formes analogiques aux fonctions. cette volonté est particulièrement patente pour les objets qui mettent en jeu des fonctions invisibles, comme ses Elements.

“ Je voulais en effet « déshabiller » suffisement les dispositifs et les systèmes mis en place (émission d’oxygène, diffusion de bruit blanc, nébulisation de Quinton) pour qu’on les comprennent immédiatement.”

Cette théorie des signatures, décrite par Michel Foucault dans les Mots et les choses, s’appuie sur le concept de ressemblance pour justifier le principe de causalité (par exemple les noix sont bonnes pour le mal de tête, parcequ’un cerneau ressemble à un cerveau). Dans cette Epistémé (manière de penser, au sens foucaldien), la signature est une clé, mise à la disposition des hommes par la providence de Dieu, pour qu’ils puissent bénéficier des bienfaits de la nature. Mathieu Lehanneur exploite ce principe de signature jusque dans des travaux relativement récents. Ainsi Q, son vaporisateur de Quinton , évoque les ramifications des bronches appelées à inhaler ce sérum. Il est à noter cependant que notre Epistémé moderne ne peut tolérer qu’un usage purement allusif des signatures et en aucun cas les tenir pour vraies. L’effet placebo, escompté sur cette base dans les objets thérapeutiques ne peut donc avoir lieu, ce qui explique peut-être que Mathieu Lehanneur ai échoué à les mettre sur le marché, malgré son insistance. Il reste qu’ils permettaient de conserver intacte la signification de l’acte médical, en intégrant la posologie au conditionnement du médicament ou en rappelant analogiquement l’ endroit sur lequel le traitement agissait, ce qui n‘est pas rien.

Liquide Bone batônnet effervescent prescrit dans le cadre d’un traitement de l’ostéoporose.


LE CABINET DE CURIOSITÉS DE LEHANNEUR
A côté d’une utilisation plus ou moins raisonnée de la théorie des signatures, Mathieu Lehanneur puise également certains de ses codes discursifs ou esthétiques dans ce même 16° siècle.
D’ abord par une référence explicite à l’alchimie dans son projet eAu, une eau de source chargée d’Or alimentaire, mais aussi par la cloche qui coiffe la plante de Bel Air ou les formes de ses Éléments, évoquant à la fois des coquillages, des cuirasses, des coraux, des formes pythagoriciennes ou des volumes platoniciens rappelant les artificialia (créations humaines) et les naturalia (créations de la nature) qui trônaient dans les cabinets de curiosité. Mais cet attrait pour la “Wunderkammer” est-il plus qu’un effet de mode? 
Ses propositions à mi-chemin entre l’artefact et le naturel, comme Bel Air ou O. (le purificateur intégrant un bain de Spirulina Platensis “l’organisme vivant ayant le plus haut rendement en oxygène”), rappelent singulièrement l’esprit emprunt d’occulte et de merveilleux du 16° siècle pour qui, rien ne différenciait vraiment les naturalia et les artificialia, comme l’atteste les os scultés et les chimères fabriquées de main d’homme à partir de plusieurs animaux qu’on trouvait dans ces cabinets de curiosité. Il trouve là une esthétique capable de porter son propos sur “l’objet vivant”.

DE L'UTOPIE AU RÉEL

« Je ne me place pas dans une dimension prospective en disant que je fais de la recherche pure et que je ne veux pas produire. Je ne suis pas dans cette espèce de romantisme-là ».
Beaux Arts Magazine, Février 2006.

Mathieu Lehanneur a longtemps été un designer de l’utopie voire de la dystopie, comme en atteste ses collaborations avec François Roche et le simple fait qu’aucun de ses objets phares n’est été jusqu’ici édité et que la viabilité de ses “scenarios ” n’a pas vraiment été vérifié. La salle d’hypnose collective qu’il propose pour le projet de ville auto-générative et abstraite I’ve heard about est utopie régressive réduisant l’homme à la magie, au corps et à l’ inconscient-roi, rappelant les images les plus exhaltantes, mais aussi les plus inquiétantes du cinéma d’anticipation.
Sur la page d’accueil de son site, on peut lire “Mathieu Lehanneur since 1974”... quelquepart entre l’inscription tombale et l’estampille.
Même s’il s’imagine entrant dans l’histoire... ou sur le marché, au-delà de l’image papier glacé de brun ténébreux au regard d’acier, se profile une démarche de design résolument originale. Déjà sa méthode de travail, entièrement focalisée sur le principe de scénario et son incapacité, de son propre aveu, à maîtriser les outils de conception classiques (plans, modélisation, mise en production) étonne.
Mais son projet Bel Air, fruit de sa collaboration avec David Edwards, affirme une volonté neuve: coloniser le réel, avec une proposition viable et positive. L‘objet est déjà opérationnel et libre à la vente à l’état de prototype, en vue d’une commercialisation à grande échelle en 2009. 

sources:
http://www.mathieulehanneur.com/
http://fr.wikipedia.org/wiki/Mathieu_Lehanneur
http://www.ecoledumagasin.com/session16/spip.php?article60
http://www.cacbretigny.com/inhalt/informationLeha.html
http://www.dezeen.com/2007/11/29/bel-air-by-mathieu-lehanneur/
http://www.ensci.com/uploads/media/dizajn_news2.pdf
intramuros n°135 MARS/AVRIL 2008

vidéos:
feed://www.lelaboratoire.org/fluxlabo_fr_utf.xml















5 commentaires:

NB a dit…

Bravo pour ces articles!
De Mathieu Lehanneur à "l'autoprogettazione" on ne peut pas accuser ce blog d'être sectaire!
Enfin un peu d'air frais
A ce propos, j'ai été surpris par l'usage de matériaux plastique dans les objets de M. Lehanneur (nottament "bel air"). Est-ce une volonté de rompre avec "l'écologiquement correct"?

crys a dit…

Pour répondre au message précédent je dirai que la proposition de M.Lehanneur, Bel air, n'a d'écologique que le concept.
En effet quand j'avais été voir l'expo au laboratoire de Paris j'avais demandé quelques renseignement aux personnes présentes, concernant les matériaux, et à ma grande surprise on m'avais répondu que c'est ce qui posait problème pour la cohérence du projet car la production de la coque en plastique était justement loin d'être écologiquement propre...

C'est le soucis avec le "design de magazine" l'accent est souvent mis sur la forme et le concept mais lorsque l'on gratte un peu ça manque souvent de fond et de cohérence...

Studio Lo a dit…

Merci pour vos encouragements.
concernant votre question, à la fin de notre article, nous mentionnons un lien vers une interview video (sur le site du laboratoire). Dans l'un des extraits, Lehanneur évoque le passage éventuel de Bel Air à la grande série, pour lequel il imagine une coque en aluminium repoussé (à la place du plastique des protos).
Les composants mécaniques, pour leur part resteront essentiellement en plastique pour "la crédibilité industrielle" du produit. Il est clair, là encore, que Lehanneur ne cherche pas à occuper le terrain de l'éco-conception, mais simplement à donner un aspect "propre" à son produit (Cf. les signatures).
pour ce qui regarde l'optimisation des qualités filtrantes de la plante, il n'existe pas à notre connaissance de documentation technique justifiant l'emploi de la coque et du système d'aspiration.
On peut légitimement se demander si une plante en pot ne ferait pas aussi bien l'affaire...rappelons toutefois que Bel-Air ne concurrence pas les géraniums, mais les systèmes de filtrage classiques.
Mais il est en effet bizarre, que personne ne dispose d'informations convaincantes sur le fonctionnement du produit. Il nous faudra finalement croire Lehanneur sur parole, pour se convaincre qu'il s'agit là d'un véritable objet et non d'un scénario.

Anonyme a dit…

je n'ai pas pour habitude de répondre aux blogs et à leur commentaires. mais étant donné que je trouve le texte particulièrement brillant et bien documenté (je remercie la persone qui me l'a transféré) je m'y colle. En quelques mots :
les protos de Bel-Air sont réalisés en pyrex et aluminium / la documentation sur l'efficacité filtrante de certaines plantes est visible dans les etudes et brevets de la NASA entre 1986 et 1995 / le pouvoir filtrant se situe essantiellement au niveau des racines (racines, micro-organismes, terreau), très peu au niveau des feuilles. Avec une plante en pot, aussi efficace soit-elle, l'air ne traversera pas, de son plein gré, la terre et les racines. d'ou la necessité de l'y forcer par un systeme de ventilation adapté. Les résultats des tests menés actuellement seront prochainement publiés : nous sommes nous même suppris par une telle efficacité du système Bel-Air.
Bonne continuation

ML

Anonyme a dit…

merci pour la qualité de ces posts. Aimerais en lire encore...